On le redoutait maman et moi. Ton isolement en zone de montagne, loin de ton sud, loin de nous. Et puis le soleil s’est éteint plus vite que prévu sur le Bourg d’Oisans, Isère, région Auvergne-Rhône-Alpes. Tu es mort chez toi, sur ton fauteuil en cuir, dans ton jogging, devant ta télé, une nuit froide du lundi 24 janvier 2022. Drôle… le 24 a depuis peu une autre résonance pour moi, car c’est une belle date de ma vie, passons. C’était un peu ta vie à toi, ces dernières années la montagne loin là bas, tel un ours au repos dans une grotte. Que fuyais-tu ? Que cherchais-tu loin de tout ?
Zap. Je ne fais pas le raccord avec les souvenirs que j’ai de toi et que je recompulse cette semaine pour entamer le deuil. Années 80, sur la Promenade des Anglais. Je suis à l’arrière de ta voiture, une Simca 1100 sport, et je vois tes gants en cuir à trous, je sens l’odeur de ton blouson en cuir, le devine les branches de tes Ray-ban aviateur. Tu roules vite, sport, mais assuré. On se sent bien avec toi. Tu n’es pas un intello, tu ne l’as jamais été. Mais tu lis, tu écoutes de la bonne musique, tu sors. Tu es une sorte de Steve Mc Queen pour moi, en version sudiste pied noir : la peau bronzé toute l’année, des poils épais de partout, l’accent chantant même si pas trop fort chez toi.
Je te revois quelques années plus tôt, cuvée 70. La blancheur irisée du Palais de la Méditerranée d’avant la fermeture et du scandale, celle de ton costume de serveur classe. Nous sommes en famille (de pied-noirs) sur la terrasse, à commander des consommations autour des anciens, l’oncle Pierre et tante Armerina. Il fait beau, chaud, c’est ton univers la Méditerranée et la Grande Bleue en face de toi. La douceur même ce cadre, la légèreté de vivre.
Nous allions aussi quelques années plus tard à la Coupole, dans la zone piétonne de Nice, où tu poursuivras ton travail. J’y bosserai quelques soirs avec toi vers mes 18 ans… et comprendrai alors toute la douleur musculaire et nerveuse qui était la tienne et celle de tes collègues. Pourquoi tu te couchais si tard, pourquoi tu vivais toujours en décalé.

Pourtant, tu étais un sportif né : court sur pattes, mais sec, vif, musculeux. Je te revois chez toi, dans un appartement de Nice. Moderne, meubles laqués, toi en peignoir stylé de playboy. Tu jouais au tennis, tu skiais entre autres choses, plus tard tu rouleras en VTT en montagne, toujours branché sur du 220 volts, toujours nerveux et en mouvement. Tu avais ce tic aussi de donner une sorte de ruade au niveau du bassin, par à coup, contrôlant ta nervosité avec difficulté. Tu bégayais il est vrai, ayant été un « gaucher contrarié »… oui à l’époque, on contrariait les gens qui n’écrivait pas à droite, et on les cassait durablement. Quelle folie.
Zap. Restaurant Servella, près de Nice. Je suis à tes côtés sur la piste de danse de la soirée de ton mariage. On est en 1981 ou 83. Tu ne le sais pas, mais tata Françoise et toi vous m’offrez mon premier trémoussage en public, sur « Let’s dance » de David Bowie. C’est un second mariage pour ta femme, un premier pour toi. Tu es amoureux, ça se voit. Mamitou un peu moins, qui vivait non loin de toi -2 étages au dessous- jusqu’ici dans cette immeuble de la rue Meyerber à Nice. J’y repasse de temps en temps, ces dernières années, et lève la tête vers le balcon de Mamitou : je t’y revois pantalon moulant, chemise ouverte, parler de tes journées de travail, de tes week-ends à venir. Moi pendant ce temps, je filais souvent dans la réserve à biscuits. J’aimais aussi descendre chez toi et Françoise : je me souviens d’une soirée avec vos copains où vous étiez venu me chercher. J’avais passé mon temps devant le stock de disques 33 tours, pour compléter ma culture musicale. Genesis, Elton John, Kate Bush…
Zap dans les années 90. Je suis à l’armée au Sirpa. Je viens dans ton coin pour un reportage avec un collègue photographe, Thomas. Ton « coin » alors, ce n’est plus Nice. Mais Vannes, en Bretagne ! Qu’es-tu allé foutre là ? C’est ta femme Françoise qui t’y a conduit : elle cherchait tout le temps à quitter la ville où elle était, à déménager, surtout ces dernières années. Une sorte d’instabilité chronique qui allait avec son hypocondrie, manifeste : paix à son âme, elle t’a précédé dans le grand voyage de quelques années. Et toi tu suivais. Je te revois dans ce bar-restaurant du port où tu travaillais, toujours aussi efficace, carré, rapide. On avait dormi chez vous, dans une maison toute neuve que vous aviez fait bâtir (à Baden, près de Vannes) et que tu entretenais en main de maître, sous l’oeil aiguisé de Françoise.
On s’est revu ensuite bien plus tard, à mon mariage avec Valérie (une bretonne !) puis dans la montagne de Bourg d’Oisans. On y est venu avec les garçons, à trois. Je me souviens de cette belle soirée, dont est tiré cette photo ci-contre. Nous étions allé boire un verre dans un bar sympa de la ville, puis avait suivi un resto juste en bas de chez toi, une excellente pizzeria. Tu n’avais pas pu skier avec nous trois (dommage) car tu souffrais de la hanche. Je te voyais marcher, péniblement, et je ne reconnaissais plus le type sportif de mon enfance. Je te savais atteindre 80 ans, mais je n’y croyais pas. Cet âge élevé n’est pas raccord avec toi.
Mais il y a enfin les photos noir et blanc, vues parfois chez maman, qui remontent à plus loin, à nos racines. Je te vois par exemple en costume de jeunot, avec tes copains lors d’une sortie. Ils ont toujours compté pour toi… en Algérie, puis à Nice, quartier Gorbella où tu es allé vivre une fois la Méditerranée traversée avec maman sur le bateau : vous aviez alors 21 ans (toi) et 20 ans (maman), avec cette phrase que l’on vous disait « la valise ou le cercueil« . Comment vit-on ce genre de drame à ton âge ? On en a jamais parlé. Quel regret toutes ces conversations qu’on a pas eues. La faute au temps, la faute aux histoires de famille, la faute à pas de chance. Au fait, tu rejoins depuis peu mon trio magique au ciel : celui de mes anciens, Mamitou, Mamie Lola, Papitou et papi Roger. Je leur parle souvent quand ça va mal, pour leur demander conseil, juste parce que je les aime tant. Alors je te parlerai à toi, pour toutes ces conversations qu’on a pas eues en live par la stupide pudeur entre mecs et l’idée qu’on en aura bien toujours le temps plus tard. Faux, archi faux.
Repose en paix tonton, rejoins tes copains et être chers, je t’ai en moi.