Je ne le réalise que là. Le « 1984 » (prononcer « nineteen eighty four ») chanté par Annie Lennox, en bande son du « 1984 » au cinéma alors, n’avait que peu à voir avec cette année là. Enfin en apparence… car cette France d’il y a 36 ans peut sembler sortir tout droit d’un film dystopique. C’est en fait le n°36 de la revue Schnock, titré « Esprit Canal, es-tu là ? Les année Canal » qui m’a remis sur le sujet, et rouvert la faille temporelle. J’offre à son co-éditeur Laurence Remilla, un petit complément vu par le petit trou de la lorgnette.
En 1984 jai alors 13 ans, et nous vivons dans une France épouvantable à l’aune de ce que nous connaissons aujourd’hui, médiatiquement et culturellement parlant. La modernité ce sont les magnétoscopes vidéos (VHS et déjà plus Betamax ni V2000), les CD laser et quelques émissions rock à la télé. Notamment une qui aura marqué une génération, « Les Enfants du Rock« , qui réunit toute la bande ou presque qui va partir bosser sur Canal quelques mois plus tard.
A la rentrée 84, il se dit en effet que la France mitterrandienne fomente un coup assez schizophrène : lancer une chaîne télé privée, à péage, dans un pays passé à gauche politiquement depuis 1981. Tout le charme dual de Mitterrand au fond, mais on ne le sait pas encore… Le président et son ministre de la culture Jack Lang, veulent moderniser ce qu’on nomme pas encore le PAF. Et ils ont bien raison. A Nice à l’époque, nous n’avions que 3 chaînes télé comme tout le monde… TF1, Antenne 2 et France 3. Mais +1 (la touche 4 de notre poste télé Radiola), avec aussi TMC qui diffusait depuis Monaco voisin. Une partie des programmes dès 1985 seront d’ailleurs des clips de la chaîne privée anglaise Sky Channel. Autant dire de la pure balle pour un ado d’alors.
Je reviens à ma vie en 1984 : un trois pièces dans la Résidence les Grands Cèdres, au début de la colline de Fabron, à Nice. Je suis élève au collège Alphonse Daudet, 1 km plus loin vers le quartier de Magnan. C’est là tout mon univers, et donc je m’évade autrement : je suis aussi le préposé à la « techno » dans ma famille, et dans l’immeuble. Si un voisin a un soucis avec sa chaîne hifi, son magnétoscope, sa radio, un bidule… c’est moi qui m’y colle, et vérifie connexion, câbles, programmation. Auréolé de cette gloire éphémère, je tente de dénicher le canal de ce Canal Plus, qui fuite dans la presse spécialisée d’alors, notamment un magazine que je dévorais « Vidéo 7″… Mais rien ne vient, ni en VHF, ni en UHF ou autres bandes trop passantes que je retourne en tous sens courant octobre 1984. Que de la neige à l’écran ! Pas de bol, notre antenne d’immeuble n’est pas adaptée dit-on, il faudra l’upgrader pour recevoir Canal. Ca va prendre du temp.
Antenne de salon
Je négocie alors avec mi padre, et suis équipé rapidement d’une mini antenne électronique d’intérieur (ci-contre), qui permet en théorie de recevoir toutes les chaînes hertziennes, en se passant du raccordement domiciliaire mural. Mai là encore, ça ne marche pas comme prévu. Au bout de plusieurs heures de tâtonnement assez frustrant, je n’obtiens qu’un très faible signal montrant des formes humaines sur des images floues en noir et blanc… Le premier média que je reçois vraiment, c’est du son : ces fameux jingles avec la voix mélodique, ou les « Cinémaaaa cinémaaaa lalalala » qui lançaient les films. Encore plus énervant de ne rien voir ou presque !
Tout le monde l’a oublié, mais c’est que Canal débute par des programmes bien typés sur ses premières heures de test de diffusion live : des vidéo clips. Le genre est alors depuis 2/3 ans à son apogée, et j’en suis un fan absolu, un collectionneur même, glouton de la moindre émission les proposant. C’est ainsi, par ce biais, que je me suis constitué ma culture musicale et rock.
Je me souviens encore du tout premier clip que je parvins enfin à voir et reconnaître sur ce Canal Plus balbutiant, à travers tous ces barrages d’ondes et diffusions mauvaises : un duo d’Elvis Costello et Darryl Hall, « The only flame in town« , la quintescence du cool à l’époque. Autre frustration pour moi quand même, je louperai quelques plus tard l’émission d’Antoine de Caunes sur Canal, et la diffusion annoncée, en version totale, du clip de David Bowie, « Jazzin’ for blue jean »… un clip cinématographique long tourné par Julian Temple, intégrant en fait deux chansons de son dernier album. C’est avec ce genre de pépites « branchées » que débute Canal et marque son territoire.
Mais pour vraiment profiter des premières images de Canal Plus, j’ai du innover, jouer à l’apprenti ingénieur, au savant fou. Le montage que j’ai posé ne figurait sur aucune notice de mon antenne. J’avais installé en effet celle-ci au sommet d’une improbable tour, sur le téléviseur, formée de livres et enceintes de notre chaîne hifi, posées les unes sur les autres. Au final, l’antenne frôlait presque le plafond où les ondes devaient être plus captables. Et j’y avais ajouté (véridique) un cintre en fer, pour augmenter la taille des capteurs initiaux. Avec tout ce fatras bidouillé, à l’équilibre fragile, et devant l’incrédulité de mes parents, oui je parvenais enfin à avoir la couleur, oui j’entendais bien le son de Canal Plus, mais honnêtement sur des images toutes pourries. Parmi les toutes premières émissions vues ainsi, je me souviens du Top 50 de Marc Toesca, et d’un jeu de Sophie Favier, « Maxi Tête ».
Décodeur évité
Il faudra attendre plusieurs mois avant de recevoir proprement la nouvelle chaîne privée dans la région, dans la ville, dans le quartier. Ce fut très progressif. Et dans notre famille, nous ne la prendrons en fait jamais. Perso je n’ai jamais possédé le moindre décodeur Canal dans mon salon. Juste tâté d’un, présent chez ma petite amie autour de la vingtaine, dans les 90’s. Et là enfin j’avais pu apprécier ce que tous les canals historiques (côté clients) disaient à l’époque pour faire les kékés et nous faire baver : la multi diffusion de films (très appréciable un vendredi soir tard pour les frissons et un dimanche matin de flemme sur canapé) et l’émission « Les Nuls », ovni total de l’humour cathodique. Entre temps, le K7 vidéo des copains et de mon oncle (eux équipés) circulaient de temps en temps à la maison. C’est sous cette forme que j’avais eu accès à « L’Empire contre-attaque« , de la saga Star Wars. Un véritable marché noir de la copie des programmes Canal s’organisait alors.
Je ne pense pas avoir été le seul à bidouiller ainsi, pour profiter de ce premier Canal Plus. J’en passe sur les décodeurs pirates et les tentatives de regarder quelques bribes d’images (cryptées) du porno du samedi soir… Pour vous donner une idée de l’expérience sensorielle, c’était un peu comme le jingle de la chaîne américaine HBO, mais en permanence. A vous rendre fou à la fin. C’était le Moyen-Age télévisuel, ou plutôt le début de la Renaissance qu’allaient emporter dans la foulée le multimédia, l’internet, les réseaux sociaux, la TNT… on en passe est des meilleurs. Mais nous ne le savions pas encore.