Etalés sur dix ans, les méfaits de la #ligueduLOL sont éminemment liés à un contexte. Il a autant tenu à une évolution de la technicité, de l’outillage professionnel, que de sa conjugaison avec la raréfaction budgétaire et la réduction drastique des équipes de presse, tout comme une forme de relâchement moral porté par la hype. Une situation inédite dans l’histoire du journalisme contemporain, que les projets et les hommes ont affronté comme ils ont pu, sans préparation et avec leurs faiblesses inhérentes.

Cette maladie, si on la décrit comme telle, révèle dés lors plusieurs symptômes. J’ai volontairement pris le temps de la réflexion par rapport au déclenchement de cette polémique, pour remonter le temps et les faits, et pouvoir les listes de la façon la plus exhaustive. J’espère qu’ils feront profondément réfléchir les uns et les autres, dans l’idée claire d’une responsabilité collective.
- le « me, myself and I » : cette nouvelle presse en ligne a cela de particulier qu’elle permet de faire pas mal de choses… soi-même. Un login/password et c’est le monde du possible qui s’ouvre au journaliste, qu’il soit informatique, communicationnel (les réseaux), serviciel. De fait, une sorte de confusion semble possible entre ce que l’on peut faire, ce que l’on est en droit de faire, et ce que l’on s’autorise à faire. Tout étant connectable, zappable, chargeable depuis son ordinateur en quelques secondes. Une pédagogie de cet usage là semble nécessaire, qui n’a pas forcément été accomplie en temps et en heure, notamment dans les formations de presse et communication. On le mesure dans le fameux commentaire « je veux assumer mes actes, mais pas ceux des autres » de Glad, un peu facile de cette Ligue (cité par l’Express), ou encore la notion de « passivité » évoquée pour ne pas sanctionner d’autres ex-membres toujours en poste dans des rédactions en vue.
- le mode commando par défaut :
autrefois habitué à travailler dans des rédactions à plusieurs dizaines, voire centaines de personnes, le journaliste moderne vit désormais dans des équipes courtes, réduites, downsizées… c’est le mode commando généralisé. Un(e) RC, un(e) secrétaire de rédaction et peut-être 1 ou 2 journalistes, avec des pigistes (payés au meilleur des cas) distants… et pas plus. De fait, cette attitude « meute » (revendiquée en partie par la #ligueduLOL) vient naturellement, au sein de petites bandes resserrées, rapides, malines par obligation. Ajoutez y une pincée de « twittostérone » comme le dit Libération, et vous obtenez des situations potentiellement explosives.
- la sur-exploitation dédaigneuse : combien de fois ai-je connu des équipes de presse, pour qui un blogueur, un réseauteur, un influenceur… c’est cette personne travaillant pour vous gratuitement, « payé en notoriété » pour animer vos contenus et réseaux. En a résulté pour toute une génération jeunes journalistes oeuvrant dans ces équipes, une sorte de mépris de classe pour « producteur de contenus » autres qu’eux, forcément à leur service, mais comme une sous-classe. Et ce n’est pas nouveau: un peu le même phénomène qu’on connait en PQR entre journalistes cartés et correspondants de presse…
- l’entre-soi hautain de caste : comme le cite Le Monde « Le créateur du groupe, Vincent Glad, théorisait d’ailleurs dès 2009 sur Slate.fr la « hiérarchie sociale » s’établissant sur Twitter : plus vous êtes suivis, plus vous êtes considérés comme influent, et « au-delà de 500 followers, vous pénétrez dans l’aristocratie du réseau » ». On a laissé, à un moment, une bande de Jeunes Turcs prendre la grosse tête et s’auto-définir comme l’élite, sans contre pouvoir. Je me souviens encore de l’outil Klout, aujourd’hui éteint, qui classait sans cesse les « influents », au même titre que tout un tas d’autres sites et supports… Ajoutez-y esprit de camaraderie et sentiment d’impunité comme le souligne RFI, et vous confortez la prise de melon.
- une presse en ligne auto-satisfaite :
tout le monde l’a oublié, mais la phase 2008-2010 a vu une sorte de Deuxième Vague de la presse web, où naissaient les Mediapart, Rue89, Slate, Bakchich, etc. voulant s’imposer comme LE vrai journalisme connecté et le seul, en oubli total de ce qui existait autour et auparavant. Avec le modèle (dérive?) d’Edwy Plenel, en mode auto-promo permanent en conférences ou dans les médias, ne parlant que de son site, de ses enquêtes, de ses innovations éditoriales, scoops, audiences… en posture obsessionnelle et auto-centrée… Un sur-marketing de soi, un « nombrihilisme » comme je l’avais qualifié, qui a forcément influencé leurs jeunes recrues, se croyant encore plus au-dessus du lot… comme décrit précédemment.
- une social tv balbutiante : la presse audiovisuel a pris le train digital encore après le reste de la presse, et pour ce qu’elle a montré depuis, on sentait bien tournant 2012/2013 que le cocktail de base jeunes troupes/populisme des contenus/sur-sollicitation du public n’allait pas produire des merveilles… Même si des médias plus que d’autres (France Télévision par exemple) avait su tôt poser des dispositifs quali, pensés et orchestrés par des journalistes de métier. Mais ailleurs, cet esprit frondeur du « on ose tout, on est no limit » c’est vite imposé, car pourvoyeur d’audiences et de gonflage de comptes sociaux.
- la stagiairisation de la presse : faussement révélé par l’affaire du « stagiaire bandeau » en 2014, ce phénomène a beaucoup parasité la presse depuis ses origines et encore plus au temps du décollage de la presse web. Faute de moyens mais désireuse de capter les savoirs à jour, nombre de rédactions tournaient avec un beau pourcentage de stagiaires, placés de facto dans des positions de semi-décideurs, car dans ces toutes petites équipes commando… Une sorte de stagiaire expert à qui on confie des missions importantes, et qui finit par se prendre au jeu, en mode arrivisme pur, sans filtre ni autre expérience.
- le journalisme mobile low cost :
dans la même lignée que les phénomènes précédents, il est aussi un journalisme qui a grandement parasité l’éthique de presse. Un smartphone, un micro, un compte Youtube… et youplaboum ! N’importe qui, voulant parler de n’importe quoi peut rendre compte en mode « envoyé spécial » ou « reporter de guerre » de l’actualité la plus chaude et la plus intense. Si l’on a glosé sur Rémy Busine récemment, au fil de la couverture des rdv des Gilets Jaunes, c’est très en lien avec cette dérive. Sans compter celle, repérable dès 2014, de la selfie-sation des journalistes de terrain s’oubliant un peu dans leur découverte naïve des réseaux sociaux.
- le CM caution et fourre tout : déjà les médias grands publics ont eu du mal à saisir le phénomène des réseaux sociaux… énervant de fait ses premiers pratiquants. Et quand ils le faisaient, c’était balourd et déformé. Mais surtout, vécu dans les rédactions et autres entreprises, l’arrivée du CM (community manager) sonnait souvent sur l’air « ouf-on-a-trouvé-un-gus-pour-nous-gérer-le-bousin ». Problème : dans « community manager », il y a manager. Et l’on se rendait compte que très tardivement qu’on laissait les clés du royaume (la parole du média sur les réseaux) à de jeunes recrues fort peu rodées, balbutiantes et prêts à en découdre. Pour beaucoup, ils/elles ont gagné leurs galons à cette époque, se prenant rapido pour des rédacteur en chef web. On voyait aussi que dans les clichés véhiculés dès 2015 sur « qui sont ces CM qu’on voit apparaître », se profilait l’image d’un mec jeune, branché et forcément cool… on mesure avec le recul toute la naïveté de cette assertion…
Pour toutes ces raisons, que je décris avec précision pour les avoir vécues et observées de près, je ne considère pas la ligue du LOL comme un épisode sans conséquence, coupé de son terreau d’expansion. Comme le fixe la déjà dense note Wikipedia consacrée au sujet, se dévoile « un phénomène loin d’être isolé« . Un vrai mal, profond et diffus, que je qualifierai même de « MST »: du média sardoniquement transmissible. A trop laisser le rédacteur connecté expérimenter et inventer sans contrôle, on en récolte des p’tits savants fous ivres de leur pseudo pouvoir. Celui qu’on veut bien leur reconnaître et dont on finit par devoir se protéger. Mais à l’ère de l’info temps réel et des manipulations en tout genre, une capote ne suffira pas. C’est bien d’un vaccin dont il faut vite se doter, piqué directement, en intraveineuse, au coeur du muscle démocratique.
NB : outre les 2 notes que j’ai déjà consacrées au sujet sur ce blog, vous pouvez me lire aussi dans l’enquête «Mauvaise presse» du magazine Télérama n°3607, interviewé par Juliette Bénabent. J’y ai témoigné aux côtés d’autres victimes de la ligue du LOL. L’occasion d’avoir pu expliquer mon expérience de cette « clique », un peu différente car fixée sur mes activités en ligne et mon parcours pro au tournant des années 2010.