C’est quand un phénomène social touche chacun d’entre nous dans sa proximité et son intimité presque, qu’il devient significatif, incontournable, massif. Pourtant on ne le repère pas forcément comme tel, par manque de clairvoyance, de recul ou par incapacité à se l’avouer collectivement. Ainsi pour ma part, de ce petit détail du week-end de l’Acte 9 des Gilets Jaunes, ou quand, au Mans, calme ville de province où je vis avec mes fils, je croisais le vendredi soir, revenant du travail, des équipes affairées à installer des mégas plaques de bois sur les grandes vitrines de places du centre ville, et notamment des façades bancaires. Elles ne semblaient en rien décontenancées, bousculées ces équipes… au contraire je les vois rodées, équipées et déroulant là la mécanique d’une offre de protection bien huilée.
Outre l’aspect business de ces prestataires vivant du malheur des autres (un classique de l’économie de marché), je me suis dit que nous étions en fait tous… moi, vous, nous, la Nation toute entière, le nez dans le guidon d’une « méga crise » depuis des mois. De régime, d’époque, de transition, de société… de tout cela à la fois. Quand cela a t-il basculé ? Quand notre pays a t-il plongé dans ce temps inédit, furieux et bousculant ? Et peut-être aussi, comment y sommes nous allés… à l’insu de notre plein gré sur plusieurs décennies ?
Une crise d’autorité présidentielle
Le fait est pernicieux et pas évident à admettre. Mais nous avons peut être porté à la fonction présidentielle quelqu’un de… trop jeune dans l’exercice de la fonction. Ou plus exactement de pas assez capé. Avions-nous le choix ? Non. Mais il faut qu’un Tahar Ben Jelloun dise, sur le plateau de l’Info du Vrai de Canal dernièrement, cette évidence à propos d’Emmanuel Macron : il n’a pas assez vécu avant, pour pouvoir comprendre toutes les finesses et contradictions du pays qu’il a à conduire, de la fonction qu’il a à assumer. A lire son seul CV, on vérifie bien qu’il a peu travaillé au sens commun du terme, et été en situation de comprendre le quotidien de ses concitoyens et administrés.
Cette autorité lui est contestée, mais il la sape de lui-même, comme sciant la branche sur laquelle il est assis. Et il l’a montré dans son incapacité à se doter d’une sécurité personnelle et de gérer un James Bond d’opérette placé à ses côtés. C’est tout le sel caustique de l’affaire Benalla et ses multiples rebondissements. Mais il ne faut pas s’y tromper. Ce feuilleton en apparence de Pieds Nickelés nous renvoie en fait à une période plus sombre de l’Histoire, quand un Président se dotait lui aussi, via Ministre de l’Intérieur audacieux, d’un service d’ordre barbouzard, le bien nommé SAC qui mettait en effet… à sac les valeurs de la République. Une République qui par ailleurs arbore son héritage des « RG », les renseignements généraux, dissous puis plus ou moins maintenus à l’état gazeux, dans d’autres structures de sécurité intérieure.
Une crise des institutions
Elle est repérable en filigrane dans le débat politique national mais ne s’affiche pas à jour ouverte, encore que… Elle se joue en fait dans le bras de fer sans précédent de cette intensité, entre nos institutions piliers. Et plus particulièrement entre la Présidence de la République et le Sénat. Jusqu’alors la chambre haute était perçue comme un aréopage de « vieux » nantis, pérorant sur des lois déjà votées ou presque, usant et abusant des ors de la République. Mais en 2018, cette vision a changé.
La crise institutionnelle a alors pris pour cadre l’affaire Benalla où les sénateurs sont apparus comme des chevaliers blancs de la probité républicaine, dans un bras de fer inédit à ce niveau du commandement de la Nation. Mais cette crise dépasse depuis cette simple affaire temporelle. Elle tient dernièrement dans le questionnement du Grand Débat National et de la Lettre qui l’accompagne, où le Président ose demander, en gros, que faire du Sénat… Quand le Sénat ne manque pas une occasion de rappeler par son Président sa farouche indépendance et nécessité, avec aussi un Philippe Bas qui s’impose peu à peu en chevalier pourfendeur de mensonges d’Etat, via commission d’enquête médiatique… « Sénateur de sang froid » pour Libération en septembre dernier, il est devenu depuis le dernier rempart, le solide roc, bref la figure de « l’ancien » qui rassure et qui ose dire clairement les magouilles du pouvoir sur ce dossier. C’est chaud, pourrait-on simplement commenter. Notamment quand on lit dans un magazine national un titre en apparence banale mais d’une farouche audace : « Le Sénat demande des explications à l’Elysée« . Certains y voit la réaction d’une haute assemblée voulant prouver son utilité enfin… Qui sait.
Une crise sociale
Dix semaines d’affilée, des Gilets Jaunes ont battu le pavé sous diverses formes très radicales : occuper des ronds-points routiers, ouvrir des péages autoroutiers, filtrer des axes de circulation dans la phase 1 du mouvement. Message clair : la France doit décélérer, marcher à une autre vitesse, celle de prendre le temps de regarder ses compatriotes, ceux restés sur le bord de la route d’une croissance économique de plus en plus injuste. Puis le mouvement s’est mis à marcher en ville, sur la ville même, pour s’en prendre aux symboles du pouvoir économique et financier. Là aussi, la symbolique joue à fond : le citadin nanti s’oppose au zoneux, au bouseux, à l’abonné aux vies difficiles et contraintes en tout genre.
A ce stade, si l’on compare avec mai 68, le mouvement des Gilets Jaunes dure déjà depuis bien plus longtemps… C’est à dire qu’il s’enracine plus profondément dans notre mémoire collective et en produira très certainement des fruits bien plus acides. Le dernier mouvement « colorisé » ainsi connu en politique contemporaine –les Bonnets Rouges– avait lui duré qu’un seul mois. Et déjà on parlait de crise profonde de la représentativité nationale, confirmée par les derniers tours électoraux qui avaient vu la progression des extrêmes. La France, pays de moins en moins syndiqué, aime donc sur cette dernière décennie, à se réunir spontanément, sans accointance officielle, avec des mouvements de ras-le-bol.
Et les « GJ » semblent aussi tout dernièrement, vouloir changer de mode : entre projet de grève générale pour le 5 février, menace de « Nuit Jaune » un peu inquiétante et interpellation du Président Macron façon ultimatum. Aucun autre mouvement revendicatif n’a été aussi direct, cru, franc, sans manière dans son échange avec l’autorité suprême, ramenée à un… simple interlocuteur. Est-ce un nécessaire correctif ou un angle risqué…? Seule l’Histoire nous le dira avec le recul.
Une crise de la jeunesse
Pour être actuellement en situation d’enseignement, et ce depuis plusieurs années, j’ai pu mesurer à un bon niveau d’observation, le décrochage massif des jeunes générations d’avec la Nation. Cela va plus loin que la notion d’effort à se former et de respect du contrat pédagogique. Cela, encore une fois, touche au symbole… quand une professeure de Créteil est pointée arme au poing par un de ses élèves, même avec un matériel factice, et même pour « plaisanter ».
On s’étonne de l’urgence de la situation ? Cela fait des années qu’on ne lie plus le fait d’étudier, apprendre avec l’obtention d’un travail en « bonne et due forme ». Cela fait des années que notre économie produit de la précarité pseudo accompagnée, plaçant sa jeunesse dans un inconfort relatif mais bien réel, très anxiogène pour les familles. Cette jeunesse est bousculée, sans espoir réel outre le consumérisme sauvage, et voit la pauvreté comme menace ultime.
Deux camps s’opposent sinon se regardent de loin : d’un côté une jeunesse d’élite, urbaine, parisianiste dans ses premiers rangs, prenant les quelques bons postes et « plans » premium ou ayant accès à des expatriations bankables, de l’autre côté une jeunesse de soumis, (se sentant) humiliés, et devenus en réaction insoumis. Cette opposition, on la voit aussi, toujours dans l’ordre des symboles, dans l’arrestation musclée de lycéens de Mante-la-jolie, mis genoux à terre et mains sur la tête, avec des commentaires peu avenants de la police. Une jeunesse dont on ne sait plus quoi faire, qui ne nous écoute plus, face à laquelle on ne peut que monter le ton… Et un autre camps se montent en face encore : les stylos rouges, enseignants-soldats rincés par le « mammouth » révélé dans les années 90 par Claude Allègre, qui tient sous perfusion et dans l’attente d’une hypothétique réforme d’ampleur jamais vraiment entreprise.
Une crise de générations
Autre détail qui n’a pas su ou pu alerter les observateurs : la présence nourrie, sur ces ronds-points Gilets Jaunes, de retraités, de seniors, de « cheveux d’argent » au chômage. Un double phénomène sape là aussi les fondamentaux de la République et de la Nation : cette idée que quelque chose de sinon agréable mais du moins vivable, nous attends après une dure vie de labeur, après « en avoir chié » comme le pose l’expression populaire. Non seulement des retraités sont obligés de travailler pour survivre, tel vu dans le modèle américain, mais aussi les seniors (et on l’est vite en économie moderne) se retrouvent de plus en plus vite sur le carreau…
L’équation est simple : de plus en plus de mal à trouver un travail stable tôt dans sa vie, et aussi de le garder suffisamment pour financer une retraite de toute façon remise en cause dans son calcul. On comprend dès lors que le commentaire cavalier du Pdt Macron sur la « chance qu’on a » quand on est retraité en France est non seulement une erreur d’analyse mais aussi, une fois de plus, de tact dans sa communication.
Pire que cela : le moteur de passage de relais entre générations s’est cassé… Un « vieux » n’est plus sûr depuis longtemps de laisser sa place sereinement, pour qu’un « d’jeune » la prenne. Non seulement la création nette d’emplois cale tout dernièrement, mais reste en prime en deçà… des besoins comptabilisés de la population : environ 200.000 créations tout mouillé et dans le sens de la pente, quand nous avions en 2017-2018 un stock de… plus d’1,6 millions d’étudiants en France potentiellement à placer ! Aucun institut, média ou responsable politique ne commente cette évidence effrayante, car le solde fait peur, est inexplicable et place toutes récentes politiques de relance économique très en-dessous des exigences.
Une crise médiatique
Enfin, cherry on the (bad) cake de cette déconfiture du pays, nous affrontons aussi une déliquescence de la parole politique, dans sa vulgarisation médiatique. Elle est en effet passée à la moulinette des « fake news », des chaînes tv d’info continue et des joutes verbales via réseaux sociaux interposés. Mais le phénomène a débuté tôt en fait, dès les années de « peoplisation » des grands cadors politiques dans l’audiovisuel, et notamment la fameuse question d’Ardisson à Rocard en 2001. Le ton était donné de près de deux décennies de déchéance à coup d’émissions populaires, mais aussi populistes et irrévérencieuses. On y a gagné en accessibilité de la pensée politique, sortant du café du comptoir pour occuper l’espace public. On y a perdu en son sens sacré et respecté, devenu un sujet banal parmi tant d’autres.
Nous sommes désormais parfaitement à l’ère de la « compol » (communication politique) soucieuse de son efficacité marketing plus que de se véracité ou même de sa profondeur. Rajoutez-y une couche de social media fou (qu’incarne le tweeteur compulsif Trump aux Etats-Unis), d’approche techno-innovante à la gomme (la « start-up nation » des macronistes), de « magazination » de l’info politique (comme avec l’émission « Quotidien » sur TMC, pourtant souvent distrayante et pertinente)… et vous obtenez vue de haut une narration désormais illisible, furieuse, instable. Pire : les pétages de plomb (à la JSF) laisse la place aux mariages douteux (Schiappa/Hanouna en duo)… sans qu’aucune alarme ne retentisse. Aucune conscience politique durable ne peut plus se développer dans un tel mix de spasmes, ricochets et entrechoquages délirants.
L’épreuve inédite que nous affrontons tous se renforce de jour en jour. Nous sommes bien entrés dans les années flipper et shooter de la République et de la Nation, mais peut-être pire… dans les prémisses de nouvelles années barbares.
Bon papier, Laurent.
Merci Eric 😉 Fichtre, la validation avait un peu traîné dans l’historique des commentaires… c’est réparé !