Je me revois, minot, quand Canal Plus avait débuté sur les ondes et nos écrans. C’était au coeur des années Mitterrand, au lendemain de la France giscardienne et des crises pétrolières. Un élan d’ouverture notamment médiatique, qui avait vu naître les radios libres, une presse cool, les magnétoscopes vidéo et aussi des chaînes rock’n roll. Pour moi, l’intérêt pour Canal venait du fait que ses cadres étaient tous ou presque des transfuges… des Enfants du Rock. Les Lescure, De Caunes, Manoeuvre, Bigot… et toute la bande de Sex Machine, Houba Houba, des clips et de la modernité rejoint par des pro de l’info à commencer par PPDA, Gildas et Denisot. Tout ce foutoir non académique prétendait créer une chaîne de télé novatrice, cinéphile, audacieuse, moderne. Forcément, ça attirait le chaland sur le papier. Mais à l’époque, il n’y avait (à Nice du moins) que 4 chaînes de télé : TF1, Antenne 2, FR3 et… TMC qu’on avait parce qu’on était pas loin de la frontière. On vivait dans la disette télévisée et le ronron concurrentiel.

Expérimentations et subversion
Alors oui, j’étais dans le salon familial en train de tenter de capter le nouveau signal hertzien de Canal tel le St Graal. Nous étions les geeks avant les geeks. J’avais fabriqué je ne sais quel fatras à partir d’un décodeur pirate, d’une antenne externe à notre téléviseur familial. Qui se terminait au-dessus de plusieurs enceintes empilées au sommet de la télé (un vieux Grunding cathodique de 300 kilos), par un câble coaxial fini d’un cintre en fer !
Et ça me permettait de voir les premières heures de programmes de Canal, que tout le monde a oublié. Sauf moi. Passionné de vidéo-clips, je bavais d’envie pour toucher du doigt ces heures de clips au kilomètre que diffusait la jeune chaîne pour tester son nouveau canal. Je me souviens d’avoir deviner à travers un écran neigeux-pourri les images du clip de Hall en duo avec Elvis Costello. Ainsi que le plateau d’un jeu insipide présenté par Sophie Favier.
Canal, c’était aussi les images cryptées de pornos diffusées par la chaîne, que tous les ados de l’époque ont vu au moins une fois dans leur vie. En essayant de deviner les images derrière le brouillage, les paroles (pardon les cris) derrière cette voix métallique façon alien reconnaissable entre toutes. Qui sait si l’éducation sexuelle de l’époque n’en a pas gagné une dimension particulière plus libérée… On laissera les sociologues se pencher sur ce sujet passionnant.
La chaîne « place to be »
Quelques années plus tard, Canal c’était l’abonnement qu’avait pris la mère de ma copine d’alors, dont je me délectais quand je passais le week-end chez elle. Accès plein enfin à des films fantastiques (une autre passion) récents et américains, notamment sur le créneau du dimanche matin vers 10h, à l’heure du petit déjeuner, ou la veille le samedi soir, en deuxième partie de soirée. Des angles morts de la télévision française, où l’on s’emmerdait alors grave. Mais c’était avant le choix pléthorique de la TNT…
Puis on a grandi. Canal c’était alors aussi « the place to be » pour tous les jeunes aspirants de la com’ et des médias, en France et en Navarre. La phase « Empire contre-attaque » qui a vu cette chaîne devenir un groupe, se confondre avec Vivendi, se comporter comme un ogre et prétendant produire des films à l’international. Flash : le premier big film US effectivement financé par Canal, dont le nom barrait l’écran au générique… ce fut « Stargate, la Porte des étoiles« , en 1994. Là comme d’autres, je compris que quelque chose avait changé. Alors comme tous, j’en ai écrit des lettres, des mails et des projos à des responsables de chez Canal. Comme beaucoup, je n’ai rien eu en retour. Mais j’ai vu quelques copains y parvenir pour un stage, ou quelques mois de CDD. Une légende que j’entendis alors : celle d’un des auteurs du Zapping, qui aurait eu son job en squattant le bar juste en face du siège de Canal. Vrai, faux ? Sûr que la chaîne a été à un moment le temple du cool, la Mecque du branché, pourvoyeuse de jobs en or… mieux que Google ou Facebook !
On arrivait dans les années 2000, et déjà, cela sentait le roussi pour Canal. Les VHS se complétaient de DVD, et la sortie Canal commençait à devoir se tailler une place dans un désormais « planning global » de lancement des films. Alors que dire par la suite puis aujourd’hui, avec les Divx et le streaming. Le film pour privilégiés, et bientôt le foot, ça ne collait plus à l’époque. Payer un abo au mois, quand tout autour de nous devient abo et ponction automatique sur le compte en banque, ça gonfle. Canal a eu beau tenté de jouer à Netflix et monter sa contre-offre, elle n’était plus hype, pas assez crédible. Ca n’avait plus le même goût du subversif et des « fucking frenchies » des débuts, bombant le torse sur la Croisette et au Martinez, lors du Festival de Cannes.
« J’crois qu’c’est clair »
Pendant un moment, sont restés les « heures en clair ». On matait Canal car ça demeurait déconnant pour « Le Grand Journal », « Les Guignols », « Le Vrai Journal », « Groland »… des perles de ce fameux « esprit Canal » qui s’est peu à peu abîmé dans la facilité et face à la concurrence. L’humour de gauche bobo (sa marque de fabrique) s’est-il dilué dans un humour plus potache des réseaux sociaux ? Comment lutter face à une séquence de rot de 2 minutes sur Youtube, ou des lolcats en cascade sur Instagram, Snapchat, etc ? Surtout, les ados et les adulescents, ont de moins en moins de temps : rester plus de 30 minutes concentré sur n’importe quoi (film, match, émission) ce n’est plus possible. Il lui faut du multimédia, du gaming et en télé du basique : du Hanouna, du Koh Lanta, du Les Anges… de quoi mater, se marrer, partager.
Il y a eu bien sûr une belle résistance des séries télés « à la HBO » tel que Canal se donnait pour modèle de les produire, comme Pigalle la nuit, Braquo, Mafiosa, etc. Mais elles sont venues trop tard et en décalage dans ce paysage déjà bien bousculé par les intérêts capitalistiques et politiques. La France n’est pas les USA. Alors on peut toujours se défausser sur Vincent Bolloré, lui en vouloir : il n’est pas responsable de cette sortie de route finale. Je pense même qu’il l’acte, sans doute à regret si on lui demandait, comme n’importe qui ayant connu cette formidable aventure médiatique, même de loin. « J’crois qu’c’est clair » aurait dit l’une des marionnettes des Guignols (celle du journaliste Serge July), et sans autre commentaire.
Le dépouillement fatal…
Et puis comme toute chose qu’on refuse de voir mourir, est venu le temps du dépouillement. Ou de la vente par appartements. D’abord sur de petits « détails » : comme ces bons programmes partis sur d’autres canaux (Salut les Terriens d’Ardisson, Le Petit Journal de Barthes…). Et enfin la perte des droits de diffusion des matches de foot de la ligue, combinée à l’arrêt annoncé des Guignols après moult réorganisations plus ou moins bien senties. Les internautes s’en donnent à coeur joie sur les réseaux sociaux, en détournant le logo de Canal (ci-contre). Un détournement… ne serait-ce pas le plus bel hommage à un média qui a tant détourné, moqué, houspillé les autres ? C’était aussi çà Canal : la petit chaîne qui monte, qui monte… comme M6, mais en plus glam.
Je termine cette note en tombant sur çà : une pub vantant ce slogan « Canal, une nouvelle télé, la vôtre ». On l’a dirait venue d’outre-tombe, de cet avant 4 novembre 1984 qui a fait date. Mais là en 2018 j’ai mon ordi portable sur les genoux, et mon smartphone qui couine à côté. Voilà, j’ai plus de 45 ans, et pourtant si je suis bien nostalgique des années Canal, je ne les regretterai pas. Let’s move forward !
Pour compléter : relire sur LePlus cette note sur l’approche social media du Grand Journal, aussi cette note sur la fin du Grand Journal, et celle sur la première crise des Guignols, deux programmes dont les vicissitudes annonçaient déjà ce qui allait suivre…