Il y a quelques années, j’avais déjà pas mal cogité sur l’évolution des nouvelles formes de journalisme, empruntes d’outils technologiques. C’était sur l’Atelier des Médias (RFI) et j’y avais listé notamment ce qu’on appelait alors le « mojo » : pour « mobile journalism ». On en glosait alors dans les causeries et cercles avertis, mais sans vraiment en être des pratiquants soi même.
Cela ne me paraissait pas alors significatif (je pratiquais ce « mojo » pour ma part depuis mes années de presse locale), mais les choses ont changé. Pratiques individuelles des smartphones multimédias, miniaturisation des appareils de prise de vue, montage audio-vidéo simplifié… tout s’est accéléré. Et je sens sur 2 clichés croisés dernièrement sur les réseaux sociaux, que la situation est désormais bien posée et même quotidienne.
Ce sont deux situations de journalisme de terrain, supposé mobile dans la pratique.
Dans le premier cas, ci-dessous, ont voit une jeune journaliste adapter le fameux bras téléscopique des selfistes, pour « simuler » la prise de vue d’un cameraman distant. Je dis bien « simuler », car là on est davantage dans du journalisme à la CNN, de type « de notre correspondant à ». Ici, c’est clairement le second poste de la team qui a été supprimé : le JRI, cameraman qui filme pendant que le correspondant parle et énonce les données.
Via @kcarruthers & @forthleft: future of journalism ? pic.twitter.com/PdNDl2VQUV #mobile #costkilling #mediabug
— laurent dupin (@ldupin) 18 Janvier 2015
Dans le second cas, on est moins dans la « simulation » que dans le témoignage temps réel, depuis un théâtre dramatique intense. Je pense qu’il s’agit plus ici d’un « envoyé spécial », s’adaptant comme il peut à la situation. Mais de fait, dans l’avenir, ce sera une forme de « concurrence interne » : tout journalisme envoyé sur le terrain peut se démerder à tourner quelques images. Plus besoin d’envoyer plusieurs personnes sur un même lieu ou fait à couvrir.
Nouveau journalisme terrain, low cost et multimédia. MT @Mou_Gui 1 journaliste italien en direct devant #CharlieHebdo pic.twitter.com/6WBJY5Bp2H — laurent dupin (@ldupin) 23 Janvier 2015
Attention : il ne faut pas s’y tromper, cette dérive low-cost est risquée pour le journalisme tout entier. Sommé de tout faire tout seul, le journaliste de terrain peut se retrouver aussi aliéné, isolé, enfermé dans sa seule logique de productivité des contenus et inputs à produire.
Une suggestion : des duos (on binômes) sont sans doute intéressant à promouvoir, mais pour un menu différent : moins technicien dans la répartition des taches, que logique. L’un se réserverait par exemple les enquêtes et questions de voisinage, quand l’autre interagirait en direct sur les réseaux pour y diffuser de premiers éléments de reportage. Mais il faudra pour cela que les patrons de presse et responsables de rédaction, sortent d’une vision purement seulement budgétaire.
Alors voilà Laurent… ceci est un tissu d’âneries un brin corporatiste (j’aime bien les sentences) 😉
La première chose que j’ai essayé de faire en regardant la première photo de la jeune femme avec son bâton à selfie, c’est de l’identifier. Je sais qu’elle est australienne et relate les coupes dans une chaîne de TV mais… je ne sais pas pour quel média elle officie.
Ton assertion d’effroi est assez logique si on considère que la jeune femme à l’écran est une journaliste TV. Omandieu, on a supprimé le cadreur au profit d’un smartphone…. Oui mais. Peut-être s’agit-il de la journaliste d’un média web (où le cadreur est un concept inexistant quand il s’agit d’articles d’actu hors op docs ou webdocs) Peut-être s’agit-il d’une journaliste d’un journal papier, mettons même un journaliste de PQR, a qui son rédacteur a simplement dit: « tu me couvres la fermeture de… »
1° Option 1: il s’agit d’un journaliste TV: D’abord, je n’en crois rien. Je connais suffisamment le secteur pour savoir que les red chefs et les réals ont encore en horreur les images « pas quali », c’est à dire les images un brin tremblantes, les cadrages à la serpette et le son avec le bruit du vent dans le micro. Moi je m’en fous, parce que je viens du web ou ce type d’image est un trope. Mais la vieille télévision a encore bcp de mal avec ce type d’images.
2° Option 2: il s’agit d’un journaliste web: la jeune femme, en phase avec son temps sait qu’un article « multimédia » a mille fois plus de chance de toucher la génération image ( Génération Youtube) qu’un papier pléthorique. On peut imaginer qu’elle est envoyée par son red chef pour couvrir un événement, et que contrairement à l’esprit de « coteries » encore souvent en vogue dans la profession journalistique, elle se fiche complètement de rédiger un papier qui soit une synthèse de l’événement qu’elle est venue relater, agrémenté sûrement de quelques photos d’ambiance , ou de se prêter à l’exercice de l’image (tu sais le fameux: « oh mais moi je suis journaliste papier coco, pas télé). Elle sait que le secteur est en crise et risque de ne pas faire le poids face aux blogueurs armés de gadgets numériques en tous genres, elle sait que le lecteur se fout complètement de la vérification des sources etc. Alors elle a pris le taureau par les cornes. Elle a rédigé un court article (nickel pour les supports mobiles 60% de son audience) de mise en situation, elle a pris quelques photos qui donneront l’ambiance du lieu pour son lecteur. Puis elle a complété son travail « d’envoyé spécial multimédia » en donnant un petit résumé vidéo pour les pages du sites et pour les réseaux sociaux, où il y a fort à parier que ce contenu sera plus vu que l’article lui-même. Je discutais avec les gens du Wall Street Journal en Europe… c’est déjà comme ça qu’ils travaillent pour les pages high tech de leur site web. De là à penser qu’en refondant son article web, et les angles de sa chronique vidéo, elle arrive ensuite à composer un super article pour le papier (qui pourra adéquatement renvoyer vers la page web pour toute l’info en vidéo) … Il n’y a qu’un pas que
Je saute en
3°) c’est un journaliste de presse écrite qui reprend la plupart de ce que je viens de dire dans le point 2°) pour enrichir les pages web de son quotidien et améliorer la portée (et la rentabilité globale) de son envoi sur place sur le terrain (1 voyage = un article, un article web, un contenu multimédia). La presse aura beau être en crise, le papier est rentabilisé par tous les autres supports ou en tous cas en partie.
On peut y voir une atteinte du métier de cadreur…. oui s’il s’agit de 1°) mais pour 2°) et 3°) jamais il n’y a eu de cadreur attitré. On ne chipe donc le pain de personne, on améliore son travail initial par du multimédia.
=> corrollaire: est-ce que la notion de journaliste « écrit » ou journaliste web / papier / multimédia spécialisé a encore un sens? l’avenir devra trancher. Je penche que l’avenir ira vers des reporters multimodaux, qui auront une préférence pour l’un ou l’autre des supports de « parole » mais qu’on sera formé aux différents métiers.
Les avantages de cette nouvelle conception:
– Le Mojo sera polyvalent. La façon corporatiste de voir, est qu’on lui demandera d’en faire plus. j’ai la conviction qu’on lui demandera à terme de faire mieux. A l’article pléthorique recopié scrupuleusement sur chacun des médias papier, web, mobile, on lui demandera de travailler en plusieurs « temps » d’actu avec le média qui convient le mieux à soutenir son propos. Ainsi, quand Brad Pitt sortira de la salle du palais des festivals, il ne devra pas le rédiger de manière littéraire, alors que quelques secondes de vidéo suffiront. Il pourra enrichir ses papiers web de photos et de vidéos, nourrira le site mobile de son résumé en vidéo (format idéal pour ce support) et ce résumé servira de base à son « retravail »/ relecture à froid pour le journal papier du lendemain agrémenté de photos faites au smartphone. Ce faisant le MOJO travaille comme une micro agence de presse. Il est capable dans l’instant de produire de l’actualité brûlante sur les réseaux sociaux, de l’actualité chaude sur le site mobile, de l’actualité analysée (tiède?) pour le site web, remis à jour au gré des évolutions, et de l’actu froide, remise en contexte, analysée à froid pour le papier du lendemain. Il y aura sans doute une nouvelle manière de rémunérer ce métier. Non plus à la feuille ou à l’article mais au « traitement » (pour ce prix, je te fais la couverture à chaud, multimédia, mais je ne te garantis pas l’analyse pour le journal du lendemain….) oui.
– la télé sur grand écran HD 16/9 va avoir du mal à se satisfaire perpétuellement d’images de selfies tremblantes. Les access prime time seront toujours cadrés par un spécialiste, puisque c’est cette qualité d’image qui fera la vraie différence avec les autres médias en ligne. je pense cependant que deux pratiques vont émerger de cette capacité d’autonomie du journaliste. D’abord on aura peut-être un cadreur JRI déporté de son acolyte journaliste voix. Pendant que le premier fera son intervention de situation à l’iphone, pour l’incruste télé, l’autre ira peaufiner des images plus pertinentes pour le spectateur que la vedette qui se la raconte en pied pour le JT le deux fichiers vidéos seront montés, sons et images parfois dissociés, pour avoir des reportages plus riches sur une situation.
Comme tu l’évoques le « mobile » offrira de nouveaux champs des possibles…. Un journaliste à équipement super léger (genre sa perche à selfie) sera capable de prendre l’antenne dans des situations ou à des endroits, ou une équipe pleine ne sera pas capable de travailler. J’ai vu à ce titre passer des reportages sur une chaîne américaine, où le journaliste équipé d’un led panel, de son iphone et d’un trépied, démarre un live avec la chaîne alors que l’équipe complète est en train de s’installer pour fournir des images plus efficaces.
Est-ce que ça implique plus de travail pour le journaliste? Non, mais la capacité à s’adapter au moment, de manière plus rapide et efficace (ok je suis à tel endroit à tel moment, quel est le média que je vais privilégier pour démarrer rapidement et efficacement?). Ca implique aussi , sûrement d’être capable de proposer deux trois moutures différentes d’un même sujet pour l’adapter au support final. Ce n’est pas du low cost c’est de l’efficacité. Restera ce qui est vraiment intéressant dans le travail d’un journaliste par rapport au blogueur lambda, ou au robot: la capacité à contextualiser, à ouvrir des portes fermées, à recouper les informations. Soit la vraie valeur du journaliste dans un monde de temps réel.
Est-ce que ça implique la mort du cadreur…. Non. Mais son recentrage sur son métier plus « valorisable »: la belle image > oui. Proposer des tout images de qualité, des op-docs pour toutes les plateformes, plutôt que des « à vous les studios » oui sûrement.
S’il te plait… laissons tomber le discours d’orfraie et de corporation et voyons le côté passionnant offert aux narrations par l’adjonction du multimédia de poche. La vraie question n’est pas est-ce que le smartphone va remplacer le cadreur, mais comment avec plus de liberté de création personnelle, le journaliste sera capable tout seul de donner au sujet le meilleur traitement possible, telle est la question.
Deux liens pour aller plus loin (via mon blog ou je cadre des trucs tout seul bouuuuu)
– http://www.ecranmobile.fr/Boite-a-outils-du-journaliste-mobile-3e-edition_a57757.html
et manifeste pour l’avènement d’un journalisme mobile
http://www.ecranmobile.fr/Dossier-Mobile-first-Plaidoyer-pour-l-avenement-de-redactions-reellement-orientees-mobiles-1-2_a57595.html
Hello Denis. Navré du délai, j’étais occupé sur des chantiers de mon agence, LeWeblab… notamment à former des gens de presse au numérique.
Pas de soucis pour les sentences et les mots tonitruants : les procureurs ne me dérangent pas 😉 et je préfère en général les défenseurs. Mais en ce cas, tu as mal préparé ton dossier : si tu me connaissais un peu, notamment de par mon parcours pro de journaliste, tu saurais que je ne juge absolument pas ce journalisme d’expérience, d’audace et d’efficacité terrain. Je l’ai même pratiqué, porté et défendu pendant 20 ans bec et ongles !
Pas de corporatisme aussi dans mon propos : je l’ai affronté comme chef de projet numérique dans la presse, et je connais sa lourdeur et son entêtement. Qui épuise les malheureux (ses) aux commandes de ce genre de mue.
Mais ça ne m’empêche pas d’être réaliste aussi, et crois moi ce que j’ai rapidement synthétisé dans cette note, c’est du vécu : pas de l’analyse d’expert ou de consultant.
Tout vient selon moi d’un quiproquos sur la perception de l’innovation numérique : pour les usagers audacieux et généreux, c’est un moteur de créativité et d’ouverture. Mais pour les patrons et organisations, ce n’est qu’une question de productivité et d’économies d’échelle à réaliser. Point.
Pour l’avoir pratiqué tant de fois, je ne pense pas qu’on fasse tout bien, quand on joue à l’homme ou la femme orchestre sur le terrain. On établit en revanche un « cahier des charges » moyen, apte à couvrir une certaine partie du scope, avec un résultat globalement acceptable.
Mais à terme, que ton enthousiasme mobile ou non le veuille, le développement des technologies et du numérique dans la presse, ne va pas et ira de moins en moins avec le développement du travail rémunéré, tel qu’on l’a connu auparavant. On peut s’en moquer, s’en offusquer… mais la marche de l’Histoire est celle-ci.